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Une image est un miroir. Ci-dessous des photos hantées d'histoires. Elles me regardent autant que je les écoute. Ni commentaire, ni nostalgie, j'écris leur résonance au présent.

Les Filles du marais

La Photo qui dévore

Photo du rédacteur: Tülin ÖZDEMIRTülin ÖZDEMIR


Le samedi ou le dimanche, il porte parfois un costume. Sans raison particulière, il aime être bien habillé. Il laisse de côté son tablier d’ouvrier soudeur à temps plein et il enfile une image plus sociale de lui-même. Les apparences comptent plus que tout dans les familles turques immigrées. En pays étranger, elles s’appliquent à montrer le visage d’une famille comme une autre dans une capitale européenne : papa, maman, enfants, qui le weekend se détendent et se prennent en photo, entre autres loisirs. Il doit avoir 25 ans sur celle-ci. Sa femme est probablement enceinte du troisième enfant, un garçon espère-t-il. Il n’avait pas pris la peine d’aller voir sa deuxième fille au moment de l’accouchement parce que c’était une fille. Il visita sa femme quelques jours plus tard parmi d’autres visiteurs à la maternité de l’hôpital. Ce matin-là, il prit le temps de choisir un costume, il accorda une cravate à la chemise. C’est un bel homme.

La famille vit au troisième étage d’un immeuble de rapport sur le bord d’une large chaussée bruyante de circulation. Deux autres familles turques vivent aux deux étages en-dessous. Un samedi matin, l’immeuble se réveille à peine. Dans l’après-midi, les familles voisines envahiront les lieux et il sera impossible de distinguer celles qui vivent là des autres.

Le jeune patriarche descend au salon pendant que sa jeune femme prépare le déjeuner. Il se dirige vers une armoire du salon, il en sort un appareil photo : une réflexe Zenit-E 35MM. Une machine soviétique parmi des écrits et des lectures tout aussi communistes. Jeune militant, il est actif dans une association d’entraide ouvrière fréquentée par des gens d’extrême gauche venus de Turquie. La photo date de l’année 1980.

Ses filles jouent par terre. La cadette, vêtue de bleu ciel, ne marche pas encore. L’aînée, occupée à raturer un dessin, gesticule à cause de sa jambe plâtrée qu’elle traine comme un jouet encombrant. Le jeune père râle contre sa femme, la traite probablement d’incapable. Elle tenait sa fille par la main et descendait vers le palier où se trouve les toilettes. Son pied glissa sur une marche et elle tomba sur sa fille. Un accident aussi absurde que brutal, comme il en arrive souvent dans ces foyers fragmentées. La chute fissura des osselets dans la cheville de la petite qui ne pleura même pas. Et depuis cet incident banal, il ne rate aucune occasion pour la sermonner. Sa femme, ayant l’habitude des critiques, ne réagit pas. Elle se contente de déposer les oeufs cuits à table et de couper le pain dans une soumise indifférence.

Il enclenche le minuteur de la Zenit. Il dépose l’appareil sur le plat en marbre cassé de la cheminée condamnée depuis le siècle d’avant. Il se précipite en face de l’objectif. Il soulève sa fille aînée à un bras et sa femme dépose la cadette bleue ciel dans l’autre bras. Elle se retire du champs de vision. Ou peut-être qu’il lui demande de reculer. Il aimerait une photo de lui, seul avec ses filles. Ou dit autrement, il désire une trace de l’image père, le statut dont rêvent tous les hommes turcs. La réflexe s’enclenche, un flash de lumière fige cet instant dans le temps.

On dit toujours qu’une photo est le temps figé à un instant T, une mémoire.

45 ans plus tard, lorsque je contemple celle-ci, j’essaye de me souvenir mais c’est le néant. Aucune trace de mémoires, même pas de mon pied sous plâtre. Par contre, cette image me bouleverse. Elle réveille une avalanche d’émotions. Et je n’en saisis pas la raison. Je me sens capturée, comme aspirée par un vortex. On évoque rarement le fait qu’une image aspire l’émotion, celle qui regarde. Comme un animal caché qui surgit et avale l’âme du regardant, La photo ouvre un gouffre où les émotions se déversent à flots. C’est sa puissance. Ou dit avec d’autres mots, une photo est comme une surface d’eau où l’image illusion nous piège. Quand je la regarde, la photo me traque. A la moindre brèche inconsciente, elle active une charge d’émotions et elle engloutit. Et tel dans un marécage, je m’y enfonce sans espoir d’échappatoire. Faut se méfier des images, derrière la surface se cache toujours un monstre prêt à dévorer l’âme.

 
 

Tülin Özdemir © 2025

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