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Une image est un miroir. Ci-dessous des photos hantées d'histoires. Elles me regardent autant que je les écoute. Ni commentaire, ni nostalgie, j'écris leur résonance au présent.

Les Filles du marais

Photo du rédacteurTülin ÖZDEMIR

Fleur de lion



Hafize pose devant l’objectif de son jeune mari. Elle a 17 ans. La scène a lieu dans un parc de Bruxelles un jour de l’été 1975. Elle ne savait pas encore qu’elle vivrait non loin de ce square fleuri pendant 50 ans. Sur cette photo destinée à sa famille restée au village en Anatolie, elle semble heureuse et confirmée dans son statut de femme mariée.

En Turquie, quelques semaines avant, elle se mariait avec une photo de son époux que son beau-père montrait au gens. Il l’impressionna avec son chapeau de feutre et sa grosse bague en or. Un court repas festif conclut l’affaire. Quelques jours après Hafize prenait place parmi les bagages, en route vers la Belgique. Elle sortait de son village pour la première fois.

Arrivée au coeur de l’Europe, il fallait des photos en retour afin de prouver que le jeune homme était bien réel. Que son beau-père était un homme honnête, qu’il avait tenu sa parole et qu’il avait dit vrai à propos de son fils. Un beau  garçon en âge de fonder une famille. De plus son mari était instruit. Un des rares hommes ayant terminé le lycée parmi les travailleurs immigrés. Hafize, elle était analphabète.

A chaque fois que je contemple cette photo, je me demande pourquoi est-elle agenouillée ? Le désir d’être une fleur parmi les fleurs ? Elle ne s’en souviens pas. Un sourire timide anime son visage. Les poings fermés déposés sur les courts pans de sa robe lumineuse. Son regard semble déterminé mais je perçois un voile d’hésitation qui les couvre. Un malheureux piquet et un fil métallique donne l’impression d’observer un animal dans une clôture.  Agenouillée comme prête à bondir.  Sauvage, Hafize l’était. En quelques jours, sa vie bascula. Tu partais à l’étranger, promise à un inconnu, dans une belle-famille que tu n’as jamais vue. As-tu eu peur ? Non, jamais, me répondit-elle.

Son père, endetté chronique, errait ici et là. Sa mère, souvent absente, travaillait comme ménagère dans les maisons des plus nantis du village. Sans la présence de ses parents, elle s’occupait seule de la maison, des enfants et des animaux. Dans les villages retirés du pays, sans protection, une fille est une proie facile. Hafize se défendait à coup de pierre ou de bâton face aux assauts des mâles sans scrupules qui guettaient à l’ombre. Farouche, elle dérangeait par sa beauté insoumise. L’étau se resserrait, les gens parlaient, les regards l’accusaient d’être désirable. Le mariage arrangé tomba du ciel et lui servit un visa en or. Elle dit oui sans hésiter. Elle quittait ce trou perdu et ses gueules affamées. L’inconnu l’emportait vers un horizon sans retour. Elle cite encore aujourd’hui les paroles de son père : si son époux la répudie pour une quelconque raison, ne la renvoyer pas, jeter là sur le bord de la route.

Une pauvre gamine des steppes arides débarquait ainsi dans une capitale européenne. Hafize n’aura pas le temps de rêver. Si quelqu’un lui racontait la vie qui l’attendait après cette photo, comment aurait-elle réagi ? Elle traversera bien des épreuves comme ses belles-soeurs, ses cousines et ses voisines. La génération des premières arrivées en Belgique. Enfermées dans l’enclos des familles turques, ces pionnières organisaient la vie collective tandis que leurs maris travaillaient 12 à 14h par jour. Elles subiront l’humiliation, la violence, la solitude, la maladie… Comme Hafize, les femmes se fracassaient dans le quotidien de l’exil. Accablées sous les charges domestiques en plus d'un emploi précaire pour la plupart, elles se dévouaient à la survie des foyers. Sans elles, les hommes auraient disparus et il n’y aurait pas eu d’immigration turque.

Sur cette photo, elle baigne encore dans l’innocence blanche de son ignorance. Hafize fût la première fille du village à partir pour l’Europe. Avec son mari, ils consacreront plus de 20 ans de leur vie et autant d’économie, pour faire venir ses frères et sa petite soeur. Pour les sauver, précisait-elle. Un laps de temps où elle donnera naissance à cinq enfants dont une fille décédée à peine née. Ses trois filles, encore adolescentes, quitteront la maison trop tôt par des mariages arrangés. Hafize ne s’y opposera pas.

Sur cette photo, elle ne s’imagine pas encore mère. Elle se contente de poser, satisfaite. Ne serait-ce pas un regard d’orgueil ? Oui, Hafize gagnait un combat. Elle n’était plus la fille à la jupe déchirée et aux pieds nus écorchés. La photo confirme son nouveau statut. Elle a survécu au village. Ce sourire de biais apprécie en réalité une petite victoire. Peut-être même une vengeance contre les gens qui souillèrent son nom. Ceux qui la disaient bonne pour la mauvaise vie, qu’elle finirait comme une bête de somme dans le lit nuptial d’un attardé.

Pour la photo, une voisine prêta une robe qui trainait dans une armoire. Sa belle-famille lui donna un collier avec des pièces en or qu’ils lui reprendront ensuite. Pas de séance de maquillage, ni de coiffeur, elle n’aura jamais droit à une vraie célébration de mariage. Rien. Elle enverra par la poste cette image parmi d’autres comme preuve de son statut : bien mariée. Aujourd’hui, ce que la photo révèle, c’est qu’elle fût échangée pour une somme d’argent. Ses parents l’abandonnèrent à un inconnu qui l’emmenait pour un fils que personne n’avait vu dans la jungle d’un pays étranger. Comme beaucoup de femmes, son départ vers l’Europe enclenchait des décennies de servitude dont seuls les hommes en profiteraient.

Cette jeune fille en fleur est ma mère.

Pour la photo, une voisine prêta une robe


qui trainait dans une armoire. Sa belle-famille lui donna un collier avec des pièces en or qu’ils lui reprendront ensuite. Pas de séance de maquillage, ni de coiffeur, elle n’aura

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